Au bout du compte, je dois avoir confiance en moi-même. J’ai vu des hommes qui avaient perdu toute capacité à reconnaître la vérité et la bonté, et je ne crois pas en faire partie. Je suis toujours capable de voir les larmes dans les yeux d’un jeune enfant et d’éprouver de la douleur en voyant sa souffrance.
Si je perds jamais cette capacité, alors je saurai avoir perdu tout espoir de rédemption.
24
Kelsier se trouvait déjà à la boutique lorsque Vin et Sazed arrivèrent. Il partageait un verre nocturne avec Ham, Spectre et Clampin dans la cuisine.
— Ham ! s’exclama Vin avec enthousiasme lorsqu’elle franchit la porte de derrière. Vous êtes rentré !
— Eh oui, répondit-il d’un air enjoué en levant sa coupe.
— On dirait que vous étiez parti depuis une éternité !
— Ne m’en parle pas, répondit Ham d’une voix sincère.
Kelsier gloussa et se leva pour se reverser à boire.
— Ham en a un peu assez de jouer les généraux.
— J’ai dû porter un uniforme, se plaignit-il en s’étirant. (Il était à présent vêtu de son gilet et de son pantalon habituels.) Même les skaa des plantations n’ont pas à subir ce genre de torture.
— Essayez de porter une robe de bal un de ces jours, répondit Vin en s’asseyant.
Elle avait essuyé l’avant de sa robe, qui n’avait pas si mauvaise mine qu’elle le craignait. La cendre d’un gris noirâtre se détachait toujours sur le tissu sombre, et les fibres étaient rêches là où elle s’était frottée contre la pierre, mais ces détails se remarquaient à peine.
Ham éclata de rire.
— On dirait que tu t’es transformée en vraie jeune dame pendant mon absence.
— Pas du tout, répondit Vin tandis que Kelsier lui tendait une coupe de vin.
Elle hésita brièvement avant d’en boire une gorgée.
— Maîtresse Vin fait preuve de modestie, Maître Hammond, dit Sazed en s’asseyant. Elle devient extrêmement compétente en matière d’arts de la cour – mieux que bien de véritables nobles que j’ai connus.
Vin rougit et Ham éclata de nouveau de rire.
— De l’humilité, Vin ? Où as-tu pris une si mauvaise habitude ?
— Pas auprès de moi, en tout cas, dit Kelsier en tendant à Sazed une coupe de vin.
Le Terrisien leva la main pour refuser poliment.
— Évidemment que ça ne vient pas de toi, Kelsier, dit Ham. Peut-être que c’est Spectre qui le lui a appris. On dirait que c’est le seul dans cette bande qui sache la boucler, hein, gamin ?
Spectre rougit à son tour, cherchant visiblement à éviter Vin.
Je vais devoir lui parler à un moment ou un autre, se dit-elle, mais pas ce soir. Kelsier est de retour et Elend n’est pas un assassin – cette nuit, je peux me détendre.
Des pas résonnèrent dans l’escalier et, l’instant d’après, Dockson entra nonchalamment dans la pièce.
— Une fête ? Et personne n’est venu me chercher ?
— Tu avais l’air occupé, répondit Kelsier.
— Et puis, ajouta Ham, on sait que tu es trop responsable pour te saouler avec une bande de scélérats comme moi.
— Il faut bien que quelqu’un assure le fonctionnement de cette bande, dit Dockson sur un ton léger en se versant un verre. (Il s’interrompit et regarda Ham en fronçant les sourcils.) J’ai déjà vu ce gilet…
Ham sourit.
— J’ai arraché les manches du manteau de mon uniforme.
— Pas possible ! s’exclama Vin avec un sourire.
Ham hocha la tête d’un air satisfait.
Dockson soupira tout en continuant à remplir sa coupe.
— Ham, ces choses-là coûtent de l’argent.
— Tout coûte de l’argent, répondit Ham. Mais qu’est-ce que c’est que l’argent ? Une représentation physique du concept abstrait de l’effort. Eh bien, porter si longtemps cet uniforme a représenté un sacré effort pour moi. Je dirais que ce gilet et moi sommes quittes, à présent.
Dockson se contenta de lever les yeux au ciel. Dans la pièce principale, la porte de la boutique s’ouvrit et se referma, et Vin entendit Brise saluer l’apprenti de garde.
— À propos, Dox, dit Kelsier qui s’adossa à un placard. Je vais moi-même avoir besoin de quelques « représentations physiques du concept d’effort ». J’aimerais louer un petit entrepôt pour y tenir quelques-unes de mes réunions d’information.
— Ça doit pouvoir s’arranger, répondit Dockson. À supposer qu’on maîtrise le budget vestimentaire de Vin, je… (Il s’interrompit en jetant un coup d’œil à Vin.) Qu’as-tu fait à cette robe, jeune fille ?
Elle rougit et se tassa sur son siège. Ça doit se remarquer un peu plus que je ne le croyais…
Kelsier gloussa de rire.
— Tu vas peut-être devoir t’habituer à voir ses vêtements salis Dox. Vin reprend ses activités de Fille-des-brumes à compter de ce soir.
— Intéressant, répondit Brise en entrant dans la cuisine. Puis-je suggérer qu’elle évite d’affronter trois Inquisiteurs d’Acier en même temps cette fois-ci ?
— Je vais faire de mon mieux, répondit Vin.
Brise se dirigea nonchalamment vers la table et choisit un siège avec son affectation coutumière. Il leva sa canne de duel et la pointa vers Ham.
— Je vois que ma période de répit intellectuel touche à sa fin.
Ham sourit.
— J’ai réfléchi à quelques vilaines questions pendant mon absence, et je te les réservais tout spécialement, Brise.
— J’en meurs d’impatience, répondit Brise, avant de diriger sa canne vers Lestibournes.
— Spectre, à boire.
Spectre se précipita pour lui apporter une coupe de vin.
— Quel brave garçon, commenta Brise en acceptant la boisson. Je n’ai quasiment plus besoin de le pousser un peu à l’aide d’allomancie. Si seulement vous étiez tous aussi accommodants, bande de voyous.
Spectre fronça les sourcils.
— N’étions pas très sympa comme n’y faire.
— Je n’ai pas la moindre idée de ce que tu viens de dire, gamin répondit Brise. Alors je vais faire comme si c’était cohérent, puis passer à autre chose.
Kelsier leva les yeux au ciel.
— N’y ferions bien d’y quoi pas tant la gnôle, dit-il. Rien pas quoi t’en faire.
— D’acquis n’est quoi raccord, répondit Spectre en hochant la tête.
— Mais qu’est-ce que vous baragouinez tous les deux ? demanda Brise avec irritation.
— S’y croyons pas n’y quoi malin, répondit Spectre.
— N’y comme y quoi toujours, acquiesça Kelsier.
— N’y comme y croyons pas n’y quoi, ajouta Ham en souriant N’y ferions bien n’y quoi.
Brise se tourna vers Dockson, exaspéré.
— Je crois que nos compagnons ont fini par perdre la tête, mon cher ami.
Dockson haussa les épaules. Puis, parfaitement impassible, il déclara :
— N’est pas n’y quoi n’y pas.
Brise resta immobile, abasourdi, et toute la pièce éclata de rire. Brise leva au ciel des yeux indignés, secouant la tête et ronchonnant contre la puérilité crasse de la bande.
Vin faillit s’étouffer avec son vin en riant.
— Qu’est-ce que vous racontiez ? demanda-t-elle à Dockson tandis qu’il s’asseyait près d’elle.
— Je n’en sais rien, avoua-t-il. Mais ça sonnait bien.
— Je ne crois pas que tu aies dit quoi que ce soit, Dox, dit Kelsier.
— Oh si, il a dit quelque chose, répondit Spectre. C’est juste que ça ne voulait rien dire.
Kelsier éclata de rire.
— C’est vrai la plupart du temps. Je me suis aperçu qu’on pouvait ignorer la moitié des paroles de Dox sans perdre grand-chose – sauf peut-être les plaintes habituelles concernant nos dépenses.
— Hé ! s’exclama Dockson. Une fois de plus, dois-je vous rappeler qu’il faut bien que quelqu’un soit responsable ? Franchement, la façon dont vous gaspillez les castelles…
Vin sourit. Même les protestations de Dockson paraissaient bon enfant. Clampin gardait le silence près du mur latéral, l’air toujours aussi grincheux, mais Vin aperçut un léger sourire sur ses lèvres. Kelsier se leva pour ouvrir une autre bouteille de vin, remplissant des coupes tandis qu’il parlait à la bande de la préparation de l’armée skaa.
Vin se sentait… satisfaite. Tout en dégustant son vin, elle entrevit la porte ouverte donnant sur l’atelier obscur. Elle imagina, l’espace d’un bref instant, qu’elle distinguait une silhouette parmi les ombres – une jeune fille toute menue, méfiante, toujours sur la défensive. Elle avait les cheveux mal coupés et portait une chemise simple qui pendouillait à l’air ainsi qu’un pantalon marron.
Vin se rappela la deuxième nuit dans la boutique de Clampin, où elle avait regardé les autres partager une conversation nocturne depuis l’atelier obscur. Avait-elle réellement été cette jeune fille – celle qui se cachait dans le noir et le froid, et observait les rires et l’amitié avec une envie cachée, mais sans jamais oser s’y joindre ?
Kelsier formula un commentaire particulièrement spirituel qui tira des rires à toute l’assemblée.
Vous avez raison, Kelsier, se dit Vin avec un sourire. C’est tellement mieux comme ça.
Elle n’était pas encore comme eux – pas totalement. Six mois ne suffisaient pas à faire taire les murmures de Reen, et elle ne s’imaginait pas devenir un jour aussi confiante que Kelsier. Mais… elle comprenait enfin, au moins partiellement, pourquoi il fonctionnait comme ça.
— D’accord, dit Kelsier en tirant une chaise pour s’y asseoir à l’envers. On dirait que l’armée sera prête à temps, et Marsh est sur place. Nous devons faire avancer ce plan. Vin, des nouvelles du bal ?
— La Maison Tekiel est vulnérable, dit-elle. Ses alliés se raréfient et les vautours approchent. Certains chuchotent que les dettes et les contrats perdus vont obliger les Tekiel à vendre leur bastion avant la fin du mois. Ils n’ont absolument pas les moyens de continuer à payer l’impôt du Seigneur Maître.
— Ce qui élimine efficacement une Grande Maison tout entière, répondit Dockson. La plupart des nobles de la Maison Tekiel – Brumants et Fils-des-brumes inclus – devront déménager vers les plantations externes pour essayer de minimiser leurs pertes.
— Joli, souligna Ham. Plus on chassera de nobles de la ville, plus il sera facile de s’en emparer.
— Ce qui nous laisse toujours neuf Grandes Maisons en ville, fit remarquer Brise.
— Mais elles commencent à s’entre-tuer la nuit, dit Kelsier. Elles ne sont qu’à un pas de la guerre ouverte. Je soupçonne que nous allons voir commencer un exode d’ici peu – toute personne qui ne souhaite pas risquer de se faire assassiner pour maintenir son influence à Luthadel va quitter la ville pour deux ou trois ans.
— Mais les maisons puissantes ne paraissent pas très effrayées, déclara Vin. En tout cas, elles donnent toujours des bals.
— Oh, elles continueront à le faire jusqu’au bout, dit Kelsier. Les bals fournissent d’excellentes excuses pour rencontrer ses alliés et garder ses ennemis à l’œil. Les guerres entre maisons sont essentiellement politiques, et nécessitent donc des champs de bataille politiques.
Vin hocha la tête.
— Ham, dit Kelsier, nous devons garder à l’œil la garnison de Luthadel. Tu comptes toujours rendre visite à tes contacts demain ?
Ham hocha la tête.
— Je ne peux rien promettre, mais je devrais être en mesure de rétablir quelques liens. Donne-moi un peu de temps, et je découvrirai ce que trafique l’armée.
— Parfait, répondit Kelsier.
— J’aimerais l’accompagner, déclara Vin.
Kelsier marqua une pause.
— Accompagner Ham ?
Vin hocha la tête.
— Je ne me suis pas encore entraînée avec un Cogneur. Il pourrait sans doute me montrer quelques astuces.
— Tu sais déjà brûler du potin, fit remarquer Kelsier. On s’est entraînés.
— Je sais, répondit Vin.
Comment pouvait-elle s’expliquer ? Ham ne s’était entraîné qu’avec du potin – il serait forcément meilleur que Kelsier.
— Oh, arrête de harceler cette gamine, dit Brise. Elle doit simplement en avoir assez des bals et des fêtes. Laisse-la redevenir une gosse des rues ordinaire quelque temps.
— Très bien, répondit Kelsier en levant les yeux au ciel, avant de se verser un autre verre. Brise, comment se débrouilleraient tes Apaiseurs si tu t’absentais un moment ?
Brise haussa les épaules.
— Bien entendu, je suis le plus efficace du groupe. Mais j’ai bel et bien formé les autres – ils recruteront efficacement sans moi, surtout maintenant que les récits sur le Survivant deviennent aussi populaires.
— D’ailleurs il faut qu’on parle de ça, Kell, déclara Dockson en fronçant les sourcils. Je ne suis pas sûr d’apprécier tout ce mysticisme autour de toi et du Onzième Métal.
— On pourra en parler plus tard, dit Kelsier.
— Pourquoi cette question sur mes hommes ? demanda Brise. Tu es devenu tellement jaloux de mon sens de la mode impeccable que tu as décidé de te débarrasser de moi ?
— On pourrait dire ça, répondit Kelsier. Je pensais t’envoyer remplacer Yeden dans quelques mois.
— Remplacer Yeden ? répéta Brise, surpris. Tu veux dire que tu me demanderais, à moi, de diriger l’armée ?
— Pourquoi pas ? demanda Kelsier. Tu es très doué pour donner des ordres.
— Depuis l’arrière-plan, mon cher, répondit Brise. Jamais depuis le premier rang. Enfin, je serais un général. Tu vois bien à quel point c’est ridicule ?
— Réfléchis un instant, dit Kelsier. Notre recrutement devrait être pratiquement terminé d’ici là, donc tu seras peut-être plus efficace si tu te rends aux grottes et que tu laisses Yeden revenir ici pour préparer ses contacts.
Brise fronça les sourcils.
— Sans doute.
— Bon, dit Kelsier en se levant, je crois que je suis loin d’avoir bu assez de vin. Spectre, tu veux bien avoir la gentillesse de descendre à la cave me chercher une autre bouteille ?
Le garçon hocha la tête et la conversation s’orienta sur des sujets plus légers. Vin se laissa aller sur son siège, savourant la chaleur du poêle à charbon, satisfaite pour l’instant d’apprécier simplement un instant de paix où elle ne devait ni s’inquiéter, ni se battre, ni planifier quoi que ce soit.
Si seulement Reen avait pu connaître quelque chose de semblable, se dit-elle tout en tripotant distraitement sa boucle d’oreille. Peut-être qu’alors les choses auraient été différentes pour lui. Pour nous deux.
Ham et Vin partirent le lendemain pour rendre visite à la garnison de Luthadel.
Après tant de mois passés à jouer les nobles, Vin avait cru qu’il lui paraîtrait étrange de porter de nouveau les tenues des rues. Mais ce n’était vraiment pas le cas. Effectivement, c’était un peu différent – elle n’avait pas à s’inquiéter de s’asseoir correctement ou de marcher de telle sorte que sa robe ne frôle pas les murs sales ou les sols. Et pourtant, ces habits ordinaires lui paraissaient toujours aussi naturels.
Elle portait un pantalon marron tout simple ainsi qu’une chemise blanche et ample, rentrée à la taille, avec un gilet de cuir par-dessus. Ses cheveux, toujours en train de pousser, étaient remontés sous une casquette. Des observateurs distraits auraient pu la prendre pour un garçon, mais Ham estimait que ça n’avait aucune importance.
Ça n’en avait effectivement aucune. Vin s’était habituée à voir les gens l’étudier et l’évaluer, mais personne, dans les rues, ne prenait même la peine de lui jeter un coup d’œil. Des travailleurs skaa au pas traînant, des gens de la basse noblesse indifférents, même des skaa haut placés comme Clampin – tous l’ignoraient.
J’avais presque oublié ce que ça faisait d’être invisible, songea Vin. Heureusement, les anciennes attitudes – baisser les yeux quand elle marchait, s’écarter du chemin des autres, garder le dos voûté pour se rendre plus discrète – lui revenaient facilement. Devenir Vin, la skaa des rues, lui paraissait aussi simple que se rappeler une vieille mélodie familière qu’elle avait souvent fredonnée.
En réalité, ce n’est qu’un autre déguisement, se dit-elle tandis qu’elle marchait aux côtés de Ham. Mon maquillage est une fine couche de cendres, soigneusement appliquée sur mes joues. Ma robe est pantalon qu’on a frotté pour lui donner l’air vieux et usé.
Mais qui, dans ce cas, était-elle ? Vin la gosse des rues ? Valette la mondaine ? Aucune des deux ? Ses amis la connaissaient-ils réellement ? Elle-même, se connaissait-elle vraiment ?
— Ah, ce que cet endroit m’a manqué, déclara Ham qui marchait à ses côtés d’un air enjoué.
Ham paraissait toujours heureux ; elle ne parvenait pas à l’imaginer insatisfait, malgré ce qu’il avait dit du temps passé à diriger l’armée.
— C’est curieux, ajouta-t-il en se tournant vers Vin. (Il ne marchait pas avec l’air abattu qu’elle-même cultivait ; il ne paraissait même pas chercher à se distinguer des autres skaa.) Cet endroit ne devrait sans doute pas me manquer. Je veux dire, Luthadel est la ville la plus sale et la plus peuplée de l’Empire Ultime. Mais il y a quelque chose ici…
— C’est là que vit votre famille ? demanda Vin.
Ham secoua la tête.
— Elle habite une ville plus petite, hors de la cité. Ma femme y est couturière ; elle raconte aux gens que j’appartiens à la garnison de Luthadel.
— Ils ne vous manquent pas ?
— Bien sûr que si, répondit Ham. C’est difficile – je ne peux passer que quelques mois à la fois avec eux –, mais ça vaut mieux comme ça. Si je me faisais tuer en mission, les Inquisiteurs auraient du mal à retrouver la trace de ma famille. Je n’ai même pas dit à Kell dans quelle ville ils habitent.
— Vous croyez que le Ministère se donnerait tout ce mal ? demanda Vin. Vous seriez déjà mort de toute façon.
— Je suis un Brumant, Vin – ça signifie que tous mes descendants auront du sang de noble. Mes enfants pourraient très bien se révéler allomanciens, tout comme leurs propres enfants. Non, quand les Inquisiteurs tuent un Brumant, ils s’efforcent d’éliminer aussi ses enfants. La seule façon de garantir la sécurité de ma famille, c’est de rester loin d’elle.
— Vous pourriez vous contenter de ne pas utiliser l’allomancie, répondit Vin.
Ham fit signe que non.
— Je ne sais pas si j’en serais capable.
— À cause du pouvoir ?
— Non, à cause de l’argent, répondit franchement Ham. Les Cogneurs – ou les Biceps, comme les nobles préfèrent les appeler – sont les Brumants les plus recherchés. Un Cogneur doué peut tenir tête à une demi-douzaine d’hommes de force moyenne et il est capable de soulever davantage, de supporter davantage, de bouger plus vite que la main-d’œuvre ordinaire. Ces choses-là comptent énormément quand on doit s’assurer qu’une bande reste de taille modeste. Associe deux ou trois Lance-pièces avec cinq ou six Cogneurs et tu obtiendras une petite armée mobile. Les gens paieront cher pour ce genre de protection.
Vin hocha la tête.
— Je vois en quoi l’argent peut être tentant.
— Plus que ça, Vin. Ma famille n’est pas obligée de vivre dans des logements skaa surpeuplés, ni de s’inquiéter de mourir de faim. Ma femme ne travaille que pour sauver les apparences – ils mènent une belle vie, pour des skaa. Une fois que j’aurai assez d’argent, on quittera le Dominât Central. Il y a des endroits, dans l’Empire Ultime, dont beaucoup de gens ignorent l’existence – des endroits où un homme qui possède assez d’argent peut mener une existence de noble. Des endroits où l’on peut arrêter de s’inquiéter et commencer à vivre.
— Ça… fait envie.
Ham hocha la tête, se détourna et les guida le long d’une voie publique en direction des portes de la ville.
— C’est Kell qui m’a donné ce rêve, en fait. C’est ce qu’il a toujours dit vouloir faire. J’espère simplement avoir plus de chance qu’il n’en a eu…
Vin fronça les sourcils.
— Tout le monde dit qu’il était riche. Pourquoi est-ce qu’il n’est pas parti ?
— Je n’en sais rien, répondit Ham. Il y avait toujours une autre mission, chaque fois plus grosse que la précédente. J’imagine que quand on est un chef de bande comme lui, on doit se prendre au jeu. Bientôt, l’argent ne semblait même plus l’intéresser. Il a fini par entendre dire que le Seigneur Maître cachait un secret inestimable dans sa tanière au cœur du palais. Si Mare et lui étaient partis avant cette mission… Enfin bref, ils ne l’ont pas fait. Je ne sais pas – peut-être qu’ils ne se seraient pas satisfaits d’une vie où ils n’avaient pas à s’en faire.
Ce concept paraissait l’intriguer, et Vin voyait une autre de ses « questions » lui tourner dans la tête.
J’imagine que quand on est un chef de bande comme lui, on peut se prendre au jeu.
Ses anciennes appréhensions lui revinrent. Que se passerait-il si Kelsier s’emparait du trône impérial pour lui-même ? Il ne pourrait jamais être aussi terrible que le Seigneur Maître, mais… elle continuait à lire le journal. Le Seigneur Maître n’avait pas toujours été un tyran. Autrefois, il avait été quelqu’un de bien. Dont la vie avait mal tourné.
Kelsier est différent, se dit Vin avec détermination. Il fera le bon choix.
Malgré tout, elle s’interrogeait. Ham ne comprendrait peut-être pas, mais Vin voyait l’attrait de ces choses-là. Malgré la dépravation des nobles, il y avait quelque chose de grisant dans la haute société. Vin était captivée par la beauté, la musique et la danse. Sa fascination n’était pas la même que celle de Kelsier – elle ne s’intéressait pas autant aux jeux politiques ni même aux escroqueries –, mais elle comprenait pourquoi il aurait rechigné à quitter Luthadel.
Cette hésitation avait détruit l’ancien Kelsier. Mais elle avait produit quelque chose de meilleur – un Kelsier plus déterminé, moins centré sur ses propres intérêts. Du moins l’espérait-elle.
Évidemment, ses plans d’alors lui ont aussi coûté la femme qu’il aimait. Est-ce pour ça qu’il déteste les nobles à ce point ?
— Ham ? demanda-t-elle. Est-ce que Kelsier a toujours détesté les nobles ?
Ham hocha la tête.
— Mais c’est encore pire maintenant.
— Des fois, il me fait peur. On dirait qu’il veut tous les tuer, sans exception.
— Moi aussi, il m’inquiète, dit Ham. Cette histoire de Onzième Métal… C’est presque comme s’il se faisait passer pour une sorte de saint homme. (Il marqua une pause, puis se tourna vers elle.) Ne t’inquiète pas trop. Brise, Dox et moi en avons déjà parlé. Nous allons affronter Kell, voir si nous pouvons le tenir un peu en bride. Il part d’une bonne intention, mais il a parfois tendance à aller un peu trop loin.
Vin hocha la tête. Devant eux, les files habituelles attendaient la permission de franchir les portes de la ville. Ham et elles longèrent le groupe à la mine grave – des travailleurs qu’on envoyait sur les quais, des hommes partis travailler sur l’une des filatures externes le long du fleuve ou du lac, des nobles de bas rang qui souhaitaient travailler. Tous devaient avoir de bonnes raisons de quitter la ville ; le Seigneur Maître contrôlait strictement les voyages à l’intérieur de son domaine.
Les pauvres, se dit Vin en passant devant un groupe d’enfants en haillons munis de brosses et de seaux – sans doute chargés de monter sur le mur pour nettoyer le lichen que la brume faisait pousser sur les parapets. Devant, près des portes, un fonctionnaire jurait tout en poussant un homme hors de la file. Le travailleur skaa tomba rudement, mais finit par se relever et regagner le bout de la queue d’un pas traînant. Si on ne le laissait pas sortir de la ville, il n’allait très certainement pas être en mesure d’accomplir sa journée de travail – et sans travail, pas de jetons de repas pour sa famille.
Vin suivit Ham de l’autre côté des portes, où ils empruntèrent une rue parallèle au rempart de la ville, au bout de laquelle Vin apercevait un grand ensemble de bâtiments. Vin n’avait encore jamais étudié le siège de la garnison ; la plupart des membres des bandes restaient généralement à distance respectueuse de cet endroit. Mais tandis qu’ils approchaient, elle fut frappée par l’importance de ses défenses. De larges pointes étaient fixées au mur qui entourait l’ensemble. À l’intérieur, les bâtiments étaient massifs et fortifiés. Des soldats se tenaient aux portes, toisant les passants d’un air hostile.
Vin hésita.
— Ham, comment est-ce qu’on va rentrer là-dedans ?
— Ne t’en fais pas, répondit-il en s’arrêtant près d’elle. La garnison me connaît. Et puis c’est moins terrible que ça n’en a l’air – les membres de la garnison prennent juste un air intimidant. Comme tu peux l’imaginer, ils ne sont pas très aimés. La plupart des soldats qui la composent sont des skaa – des hommes qui se sont vendus au Seigneur Maître en échange d’une vie meilleure. Chaque fois qu’il y a des émeutes de skaa dans une ville, la garnison locale subit des assauts assez violents de la part des mécontents. D’où les fortifications.
— Alors… vous connaissez ces hommes ?
Ham hocha la tête.
— Je ne suis pas comme Brise ou Kell, Vin je suis incapable d’afficher un masque et de faire semblant. Je me contente d’être moi-même. Ces soldats ignorent que je suis un Brumant, mais ils savent que je travaille dans la clandestinité. Je connais beaucoup de ces gars depuis des années ils essayaient constamment de me recruter. Ils arrivent généralement mieux à convaincre des gens comme moi qui sont déjà extérieurs à la société dominante, de rejoindre leurs rangs.
— Mais vous allez les trahir, dit doucement Vin, attirant Ham sur le côté de la route.
— Les trahir ? répéta-t-il. Non, ce ne sera pas une trahison. Ces hommes sont des mercenaires, Vin. Ils ont été engagés pour se battre et ils n’hésiteraient pas à attaquer des amis – ou même leur famille – lors d’une émeute ou d’une rébellion. Les soldats apprennent à comprendre ces choses-là. Nous sommes peut-être amis, mais s’il s’agissait de se battre, aucun d’entre nous n’hésiterait à tuer les autres.
Vin hocha lentement la tête. Ça paraissait… très dur. Mais la vie est comme ça. Dure. Cette partie-là de renseignement de Reen n’était pas un mensonge.
— Pauvres gars, dit Ham en regardant la garnison. Des hommes comme eux auraient pu nous être utiles. Avant mon départ pour les grottes, j’ai réussi à recruter les quelques-uns dont je supposais qu’ils seraient réceptifs. Quant aux autres… eh bien, ils ont choisi leur voie. Comme moi, ils essaient simplement de donner une meilleure vie à leurs enfants – la différence, c’est qu’ils acceptent de travailler pour lui dans ce but.
Ham lui tourna le dos.
— Donc, tu voulais des conseils sur la façon de brûler le potin.
Vin hocha la tête avec enthousiasme.
— En règle générale, les soldats me laissent croiser le fer avec eux, répondit Ham. Tu peux me regarder me battre – brûle du bronze pour voir quand j’utilise l’allomancie. La première chose que tu vas apprendre sur le sujet, et la plus importante, c’est quand te servir de ton métal. J’ai remarqué que les jeunes allomanciens ont tendance à constamment attiser leur potin en se disant qu’il vaut mieux être le plus fort possible. Mais il ne faut pas toujours frapper de toutes ses forces à chaque coup.
» La force est une partie importante du combat, mais pas la seule. Si tu frappes toujours de toutes tes forces, tu vas te fatiguer plus vite et renseigner ton adversaire sur tes limites. Un homme astucieux frappe le plus fort à la fin d’une bataille, quand son adversaire est le plus faible. Et dans une bataille prolongée – par exemple une guerre –, le soldat le plus malin est celui qui survit le plus longtemps. C’est-à-dire celui qui se ménage.
Vin hocha la tête.
— Mais on ne se fatigue pas plus lentement quand on recourt à l’allomancie ?
— Si, répondit Ham. En fait, un homme qui a assez de potin peut continuer à se battre avec une efficacité quasi optimale. Mais l’utiliser sur une aussi longue durée demande de la pratique, et tu finis par te retrouver à court de métal. Quand ça se produit, la fatigue peut te tuer.
» Enfin bref, ce que je cherche à t’expliquer, c’est qu’il vaut généralement mieux varier l’intensité avec laquelle tu brûles. Si tu utilises plus de forces que nécessaire, tu risques de te déséquilibrer. Et puis j’ai vu des Cogneurs qui se reposent tellement sur leur potin qu’ils négligent l’entraînement et la pratique. Le potin accroît tes capacités physiques, mais pas ton habileté. Si tu ne sais pas te servir d’une arme – ou si tu n’es pas entraîné à réfléchir rapidement au combat –, tu perdras quelle que soit ta force.
» Je vais devoir faire extrêmement attention avec la garnison, comme je ne veux pas qu’elle sache que je suis un allomancien. Tu seras étonnée de constater à quelle fréquence ça se révèle nécessaire. Regarde comment j’utilise le potin. Je ne vais pas simplement l’attiser pour gagner de la force – si je trébuche, je vais le brûler pour me rendre aussitôt l’équilibre. Quand j’esquive, je peux le brûler pour m’aider à me baisser un peu plus vite. Il existe des dizaines de petites astuces auxquelles tu peux recourir si tu sais quand te donner un surcroît de force.
Vin hocha la tête.
— Bon, dit Ham, alors allons-y. Je vais dire aux gens de la garnison que tu es la fille d’un parent à moi. Comme tu as l’air assez jeune pour ton âge, ils ne se poseront pas de questions. Regarde-moi me battre et on parlera ensuite.
Vin hocha de nouveau la tête, et tous deux approchèrent de la garnison. Ham salua l’un des gardes.
— Salut, Bevidon. J’ai un jour de congé. Sertes est dans le coin ?
— Il est ici, Ham, répondit Bevidon. Mais je ne crois pas que ce soit le meilleur jour pour croiser le fer…
Ham haussa un sourcil.
— Ah bon ?
Bevidon échangea un coup d’œil avec l’un des autres soldats.
— Allez chercher le capitaine, lui dit-il.
Quelques instants plus tard, un soldat à l’air occupé approcha depuis un bâtiment latéral et salua Ham dès qu’il le vit. Son uniforme arborait quelques bandes de couleur supplémentaires ainsi que quelques fragments de métal couleur d’or sur l’épaule.
— Ham, dit le nouveau venu en franchissant la porte.
— Sertes, répondit Ham en souriant et en lui serrant la main. Alors on est capitaine maintenant ?
— Depuis le mois dernier, répondit le soldat avec un hochement de tête.
Il s’interrompit, puis jeta un coup d’œil à Vin.
— C’est ma nièce, dit Ham. Une brave gamine.
Sertes hocha la tête.
— On pourrait parler un moment, Ham ?
Celui-ci haussa les épaules et se laissa entraîner vers un endroit plus isolé près des portes du bâtiment. L’allomancie de Vin lui permit de comprendre ce qu’ils disaient. Mais comment je me débrouillais sans étain ?
— Écoutez, Ham, dit Sertes. Vous n’allez plus pouvoir venir vous entraîner pendant un moment. La garnison va être… occupée.
— Occupée ? demanda Ham. Comment ça ?
— Je ne peux rien vous révéler, répondit Sertes. Mais… enfin bref, on aurait bien besoin d’un soldat comme vous, en ce moment.
— Pour se battre ?
— Ouais.
— Ça doit être quelque chose de sérieux pour retenir l’attention de toute la garnison.
Sertes se tut un moment, puis reprit d’une voix étouffée – au point que Vin dut tendre l’oreille pour l’entendre.
— Une rébellion, chuchota Sertes, ici même, dans le Dominat Central. Nous venons à peine d’avoir la nouvelle. Une armée de rebelles skaa est apparue au nord pour attaquer la garnison de Holstep.
Un frisson parcourut Vin.
— Quoi ? répondit Ham.
— Ils doivent venir des grottes, là-haut, reprit le soldat. Aux dernières nouvelles, les fortifications de Holstep tiennent le coup – mais Ham, il n’y a qu’un millier d’hommes là-bas. Ils ont désespérément besoin de renforts et les koloss n’arriveront jamais à temps. La garnison de Valtroux a envoyé cinq mille soldats, mais nous n’allons pas les laisser seuls. C’est apparemment une très grosse armée de rebelles, et le Seigneur Maître nous a donné la permission d’aller prêter main-forte.
Ham hocha la tête.
— Alors, qu’est-ce que vous en dites ? demanda Sertes. Des vrais combats, Ham. Une vraie solde. On aurait bien besoin d’un homme ayant vos talents – je vous nomme officier sur-le-champ et je vous donne votre propre escouade.
— Je… vais devoir y réfléchir, répondit Ham.
Il n’était pas très doué pour cacher ses émotions, et sa surprise parut suspecte aux oreilles de Vin. Sertes, en revanche, ne parut rien remarquer.
— Ne tardez pas trop, dit Sertes. Nous comptons partir dans deux heures.
— J’y serai, répondit Ham, l’air abasourdi. Laissez-moi raccompagner ma nièce et prendre quelques affaires. Je reviendrai avant votre départ.
— Brave homme, répondit Sertes, et Vin le vit assener une tape sur l’épaule de Ham.
Notre armée est découverte, songea Vin, horrifiée. Ils ne sont pas prêts ! Ils étaient censés prendre Luthadel discrètement, rapidement – pas affronter ouvertement la garnison.
Ces hommes vont se faire massacrer ! Qu’est-ce qui s’est passé ?